Autrui, la conscience : le désir de reconnaissance est-il comme l’affirme Nietzsche un désir d’esclave ? Deuxième extrait de Billy Elliot
Pour Spinoza le désir de reconnaissance n’est qu’un désir d’affirmation de soi inadéquat, induit par des idées confuses et donc par une recherche de joie passive. Cette position se retrouve sous la plume véhémente de Nietzsche, pour lequel le désir de reconnaissance est un sentiment d’esclave. Mais n’y a t-il pas une recherche de reconnaissance qui ne soit motivée, ni par la vanité ni par l’amour-propre ? C’est ce que permet de discuter l’extrait n°2 (2’52) montrant Billy Elliot, 10 ans plus tard, enfin reconnu par son père venu le voir à l’opéra.
On peut réfléchir à partir de ce texte de Nietzsche, extrait de Par-delà le bien et le mal, sur la vanité et le désir de reconnaissance comme désir d’esclave :
« Une des choses qu’un esprit aristocratique a le plus de peine à comprendre, c’est la vanité ; dans des cas où d’autres la saisissent à pleines mains, un tel esprit sera tenté de la nier. Le problème est pour lui de se représenter des êtres qui cherchent à éveiller en autrui une bonne opinion d’eux-mêmes qu’au fond ils ne partagent pas, et par conséquent ne méritent pas, après quoi ils en viennent eux-mêmes à croire à cette bonne opinion.
L’esprit aristocratique verra dans cette attitude un tel manque de goût, un tel défaut de respect de soi, et d’autre part une si baroque déraison, qu’il aimerait croire que la vanité est une exception et qu’il est tenté de la révoquer en doute dans la plupart des cas. Il dira, par exemple : « Je peux me tromper sur ma propre valeur et exiger cependant qu’on me reconnaisse cette valeur que j‘imagine ; ce n’est pas de la vanité, mais de la présomption ou dans la plupart des cas ce qu’on appelle de la « modestie » ou de l’« humilité ». Ou encore : « Je puis être heureux, pour bien des raisons, de la bonne opinion que d’autres ont de moi, soit que je les respecte et les aime et que je prenne part à leurs joies, soit que leur bonne opinion confirme et renforce en moi ma propre opinion, soit que la bonne opinion d’autrui, même si je ne la partage pas, me soit avantageuse ou promette de l’être ; tout cela n’est pas de la vanité ».
L’âme aristocratique, notamment, est obligée de se faire violence et d’appeler l’histoire à son aide pour arriver à se représenter que depuis des temps immémoriaux, dans toutes les classes sociales tant soit peu dépendantes, l’homme du commun n’a jamais eu d’autre valeur que celle qu’on lui attribuait ; nullement habitué à fixer lui-même des valeurs, il ne s’en est pas attribué d’autre que celle que ses maîtres lui reconnaissaient ; créer des valeurs, c’est le véritable droit du seigneur. Peut-être faut-il considérer comme le résultat d’un prodigieux atavisme le fait que l’homme vulgaire, de nos jours encore, commence par attendre l’opinion qu’on a de lui pour s’y conformer ensuite instinctivement, que cette opinion soit « bonne » ou même mauvaise et injuste ; que l’on pense, par exemple, aux dévotes qui apprennent de leur confesseur à s’estimer ou à se mépriser elles-mêmes, ainsi que le croyant l’apprend, en général, de son Église.
Le fait est qu’à présent, en vertu du lent avènement de l’ordre démocratique (et de sa cause, le mélange des sangs entre maîtres et esclaves) la tendance originellement aristocratique et rare à s’attribuer de son propre chef une valeur et à avoir « bonne opinion » de soi est à présent de plus en plus encouragée et répandue ; mais elle se heurte de tout temps à un autre penchant plus ancien, plus général et plus fortement enraciné, et dans le phénomène de la « vanité » ce penchant ancien l’emporte sur le plus récent. Le vaniteux est heureux de n’importe quelle bonne opinion exprimée sur son compte, en dehors de toute considération d’utilité, et abstraction faite également du vrai et du faux, de même qu’il souffre de toute mauvaise opinion. Car il se soumet aux unes et aux autres, il sent qu’il leur est soumis par un vieil instinct de subordination qui se manifeste en lui. Ce qui persiste dans le sang du vaniteux, c’est « l’esclave », c’est une survivance de la duplicité de l’esclave — et combien reste-t-il encore de l’esclave dans la femme, par exemple ! C’est l’esclave qui cherche à nous persuader d’avoir de lui une bonne opinion ; c’est aussi l’esclave qui plie ensuite le genou devant ces opinions, comme si ce n’était pas lui qui les avait produites. Et, je le répète, la vanité est un atavisme. »
Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, § 261.
Quelle différence entre la vanité et le désir d’être reconnu dans sa singularité ? Vouloir le regard de l’autre, est-ce en être dépendant ? Ce regard signifie t-il nécessairement une corruption de l’amour de soi en « amour propre », ce qui pour Rousseau est la marque de la plus profonde servitude de l’homme civil ? La conscience de soi ne doit-elle pas être reconnue par une autre conscience de soi pour s’atteindre réellement ?
Voir en ligne : Billy Elliot scene finale